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Le détricotage de la commande publique en droit et en fait

Le Code de la commande publique est entré en vigueur le 1er avril 2019. S’il s’agissait d’une codification à droit constant de dispositifs légaux préexistants, symboliquement ce nouveau code ancrait davantage les exigences européennes de mise en concurrence des candidats aux contrats de la commande publique comme gage du bon usage des deniers publics et de qualité de la prestation fournie. Toutefois, le cadre légal et la pratique ont contrarié cette ambition originelle.

I- Un cadre juridique évoluant au gré des évènements et au détriment de la concurrence entre opérateurs

La pandémie du Covid-19 a été le déclencheur de la remise en cause de certains dispositifs du droit de la commande publique, en particulier concernant la passation des marchés publics de travaux.

Au 1er janvier 2020, un pouvoir adjudicateur pouvait passer un marché public, de travaux, de fournitures ou de services, de gré à gré donc sans procédure de publicité ou de mise en concurrence préalables, si la valeur de ce marché était inférieure à 40 000 euros. A l’été 2020 dans un objectif de relance de l’économie à la suite du premier confinement, un décret du 22 juillet a fait passer l’absence de recours à la passation d’une procédure de mise en concurrence et de publicité préalables à 70 000 euros, pour les marchés de travaux jusqu’au 10 juillet 2021.

Le législateur est allé plus loin, via le vote de la loi dite ASAP en décembre 2020, en relevant ce seuil à 100 000 euros jusqu’au 31 décembre 2022, toujours pour les seuls marchés de travaux. Cette règlementation transitoire est en passe de devenir la règle, étant donné que cette mesure dérogatoire a depuis été prorogée jusqu’au 31 décembre 2024, par un décret du 22 décembre dernier.

Si la loi, la jurisprudence et la doctrine précisent que le respect des principes fondamentaux de la commande publique, c’est-à-dire la liberté d’accès des candidats, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures, s’appliquent dès le premier euro dépensé ; il n’empêche que plus les seuils de passation sont élevés, plus le risque que l’acheteur public fasse un choix discrétionnaire augmente.

La législation n’a pas été assouplie pour les seuls marchés publics de travaux. Au regard de l’article L.2122-1 du Code de la commande publique, tout marché public peut être conclu de gré à gré, au regard de sa valeur ; son objet ; l’existence d’une urgence impérieuse ; d’une première procédure infructueuse ; de l’inutilité ou l’impossibilité d’organiser une procédure de mise en concurrence ou de publicité préalables ; ou encore si l’organisation de telles procédures est contraire aux intérêts de l’acheteur. Depuis l’entrée en vigueur de la loi ASAP du 7 décembre 2020 une nouvelle hypothèse existe. En effet, l’article 131 de cette loi prévoit qu’un marché public peut être passé sans les diverses obligations de mise en concurrence et publicité préalables, en cas de motif d’intérêt général, motif qui est susceptible d’être interprété largement.

Si les personnes publiques restent malgré tout soumises au respect des principes fondamentaux de la commande publique, cette nouvelle dérogation est susceptible de créer une incertitude pour les acheteurs publics, et est une nouvelle illustration de la volonté du législateur post-Covid, d’élargir les possibilités de recourir à des marchés publics de gré à gré.

Un évènement récent a été une nouvelle justification pour alléger les règles de la commande publique. Par une ordonnance du 26 juillet 2023, le gouvernement a effectué certaines modifications légales temporaires pour aider les collectivités territoriales impactées par les dernières émeutes, à reconstruire et réhabiliter les bâtiments publics détruits et dégradés. Ainsi un marché peut être passé sans publicité, mais avec une mise en concurrence préalable, pour répondre aux besoins de ces communes pour un montant inférieur à 1 500 000 euros. En outre un lot peut être passé sans publicité si sa valeur est inférieure à 1 000 000 euros, et si le montant cumulé de ces lots n’excède pas 20% de la valeur total de tous les lots.

Si le maintien d’une mise en concurrence a néanmoins été acté, l’absence de publicité préalable pose question. En effet plus la publicité d’un marché public est restreinte, moins l’acheteur public aura d’opérateurs économiques intéressés ; ce qui peut avoir des effets tant sur la qualité du service proposé, que sur le risque de collusion entre l’acheteur et certains candidats.

Idem pour l’allotissement des marchés publics en différents lots. Alors que le Code de la commande publique en 2019 avait posé le principe que les marchés devaient être composés en différents lots, permettant d’identifier l’existence de prestations différentes ; par le biais de cette ordonnance le gouvernement a décidé que les communes impactées par les émeutes pourraient passer un marché unique, avec donc un seul opérateur économique. Cette disposition n’interdit pas à l’opérateur désigné de recourir à des sous-traitants, toutefois le danger est que seules les plus grandes entreprises puissent candidater aux marchés en question, au détriment de PME/TPE. En somme, cette restriction organisée de la concurrence est donc mécaniquement susceptible d’avoir un effet sur l’efficacité de la commande publique et donc sur le bon usage des deniers publics.

II- Le recours par l’Etat à des cabinets de consultants privés : l’alerte de la Cour des comptes sur le respect des règles de la commande publique

Les accrocs au droit de la commande publique ne s’expliquent pas uniquement par un cadre législatif mouvant. La Cour des comptes dans son rapport relatif au recours par l’Etat aux prestations intellectuelles des cabinets de conseils du 10 juillet 2023, a analysé l’usage par certains services de l’Etat au recours de consultants privés, et ce parfois au mépris du droit de la commande publique.

Les prestations entre l’Etat et les cabinets de conseils ont été traditionnellement régies par un accord-cadre, c’est-à-dire selon l’article L.2125-1 du Code de la commande publique, une « technique d’achat qui permet de présélectionner un ou plusieurs opérateurs économiques en vue de conclure un contrat établissant tout ou partie des règles relatives aux commandes à passer au cours d’une période donnée ». Les accords-cadres sont divisés en deux catégories.
Il y a d’une part les accords-cadres à marché subséquent, c’est un accord-cadre qui ne fixe pas toutes les stipulations contractuelles du marché, et laisse le soin à l’acheteur public de procéder a posteriori à une mise en concurrence entre les candidats présélectionnés en vue de répondre à un de ses besoins. Il y a d’autre part, les accords-cadres à bons de commande, c’est un accord-cadre qui fixe la totalité des stipulations contractuelles du marché en amont, l’acheteur public n’a qu’à émettre au fur et à mesure de la durée de l’accord-cadre des bons de commande à tel ou tel opérateur économique présélectionné.

En somme, si dans l’accord-cadre à marché subséquent, la présélection est relativement peu exigeante, car par la suite la personne publique procédera à une mise en concurrence pour l’obtention d’un marché donné ; dans l’accord-cadre à bons de commande, la présélection est d’autant plus minutieuse, qu’il n’y aura pas de remise en concurrence par la suite des opérateurs présélectionnés.

Or la Cour des comptes a fait un reproche global aux services de l’Etat, d’avoir eu recours à des accords-cadres à bons de commande, alors même qu’aucune urgence ne justifiait la passation de telles prestations. En outre, les prestations fournies répondaient assez mal au besoin de l’acheteur, sans parler du fait que ce mode de gestion aurait entrainé des surcoûts. Ce choix n’a donc pas été sans conséquence pour les finances de l’Etat.

De plus, ce recours important aux marchés à bons de commande, a conduit la Cour des comptes a critiqué l’usage de la technique dite du tourniquet. Ce procédé permet en principe de retenir, pour la réalisation de missions dans le cadre d’un accord-cadre à bons de commande, plusieurs prestataires qui seront par la suite tiré à tour de rôle pour les accomplir. Or, en pratique le tourniquet tel qu’il a été utilisé par l’Etat a, d’une part conduit à ce que le cabinet de conseil le plus compétent n’ait pas forcément été sélectionné, et d’autre part que la concurrence ait été neutralisée au profit de certains gros cabinets qui ont toujours été sélectionnés, au détriment de cabinets plus modestes.

Plus largement, la pratique intensive des accords-cadres à bons de commande a conduit à une forme de déresponsabilisation des ministères, au sens où ces derniers étaient bien souvent dans l’impossibilité de suivre et donc de contrôler l’exécution des accords-cadres conclus sous leur égide. Ainsi, en plus d’avoir mis en doute l’utilité et la qualité de certaines prestations intellectuelles fournies par des opérateurs privés, les magistrats de la Rue Cambon ont donc considéré que l’Etat n’avait pas forcément fait une application régulière des règles de la commande publique en la matière. Cette situation conduit à démonétiser le droit et le Code de la commande publique et en particulier l’exigence liée respect de la concurrence des opérateurs, afin de maximiser l’utilisation de l’argent public.

Pour rappel, le fait de vouloir contourner la bonne application du droit de la commande publique est susceptible de faire naître un risque pénal pour les acteurs publics, le principal étant le délit de favoritisme. Cette infraction prévue à l’article 432-14 du Code pénal, incrimine le fait de procurer ou tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire à des dispositions législatives ou règlementaires qui ont pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession. La commission d’un tel délit est punie de deux ans d’emprisonnement, d’une amende pouvant aller jusqu’à 200 000 euros, et d’une peine complémentaire d’inéligibilité obligatoire.

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