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Loi Sapin 2 : jeu de dupes sur le reporting

À l’occasion de l’examen du projet de loi Sapin 2, des responsables de nombreuses associations (Anticor, Attac, One, Sherpa, Syndicat de la magistrature…) réitèrent leur demande concernant le reporting public complet pays par pays. « Seule une photographie complète des activités et impôts payés par les entreprises dans tous les territoires où elles sont implantées permettra de repérer d’éventuels transferts de bénéfices et de savoir si elles paient bien leur juste part d’impôts. »

Chaque année, la France perd entre 40 et 60 milliards d’euros par an, soit l’équivalent du budget de l’éducation nationale à cause de l’évasion fiscale des grands groupes multinationaux, qui délocalisent artificiellement leurs profits dans des paradis fiscaux. Ces mêmes techniques font également perdre des centaines de milliards d’euros aux pays en développement, les privant eux aussi des ressources essentielles à leur développement et qui permettraient de lutter contre la pauvreté. Alors que le recours à l’évasion fiscale ne devrait plus avoir lieu d’être après des scandales à répétition – des Offshoreleaks aux Panama Papers en passant par les Luxleaks, c’est encore une triste réalité en 2016. Les multinationales sont les premières gagnantes de ce système : en pratique, elles sont effectivement imposées à moins de 5 %, alors que le taux d’imposition théorique des entreprises en France est de 33 %.

Pourtant, une mesure simple existe, reposant sur la transparence, qui pourrait marquer un tournant pour mettre à mal ces pratiques nocives pour l’économie, et pour les contribuables qui en paient le prix : obliger les multinationales à publier des informations de base concernant leurs activités comme le chiffre d’affaires, les bénéfices, le nombre d’employés, et les impôts qu’elles payent dans tous les pays où elles sont présentes, sans exception. C’est ce qu’on appelle le reporting pays par pays public : l’idée est de permettre aux citoyens de savoir enfin si les grandes entreprises paient leur juste part d’impôt et d’exercer un effet dissuasif sur ces dernières tout en valorisant celles qui ne trichent pas. Aujourd’hui, il est en effet impossible pour les citoyens, les parlementaires, les actionnaires de connaitre les pays dans lesquels leurs multinationales sont basées – et donc aussi de savoir si des bénéfices sont transférés depuis la France vers un paradis fiscal afin d’éviter le fisc. Un tel reporting peut redonner de la marge de manœuvre aux salariés : identifier les projets de restructuration de pure rentabilité ou les montages fiscaux de gouvernance. In fine, cela peut permettre de modifier les rapports de force et enrichir les éléments du dialogue social.

Les informations du reporting public permettraient d’y voir plus clair et de poser les bonnes questions, comme par exemple : pourquoi une entreprise industrielle arrive à dégager des bénéfices importants dans un pays où elle n’emploie que quelques personnes ?

En 2013, un premier pas est franchi avec l’adoption de cette mesure pour les banques, qui a fait ricochet à Bruxelles avec l’adoption d’une obligation similaire de transparence pour toutes les banques européennes. Alors que François Hollande avait publiquement pris position en faveur d’une extension de cette obligation à l’ensemble des entreprises multinationales, certains députés ont tenté en décembre 2015 de faire adopter par le parlement un reporting pays par pays public pour toutes les entreprises. Malgré deux votes positifs des députés, le gouvernement s’est mobilisé  pour annuler ce vote en milieu de nuit en décembre et y est parvenu, engendrant un déluge de critiques sur sa volonté politique réelle de mettre un terme à l’évasion fiscale. Ce faux-pas est resté dans les mémoires de nombreux parlementaires et citoyens.

Aujourd’hui, moins d’un an avant les élections, la loi Sapin II, qui se veut être un texte exemplaire en matière de transparence, représente une des dernières occasions pour avancer sur ce sujet. Et les députés l’ont bien compris. Ils se savent attendus au tournant, par les électeurs et les contribuables. Le gouvernement, lui aussi, veut à tout prix éviter d’avoir à émettre une nouvelle injonction aux députés, en pleine séance et sous le regard des citoyens.

De cette volonté commune de ne pas reproduire l’épisode de décembre 2015 et de montrer un meilleur visage de la démocratie, les tractations entre rapporteurs et gouvernement sont allées bon train. Et ont abouti à un amendement qui sera discuté cette semaine à l’Assemblée nationale, présenté comme un compromis : or, il ne s’agit là que d’un simulacre de transparence. En effet, ce compromis comporte une faille très importante en limitant l’obligation de publicité pour la majorité des pays à un nombre minimum de filiales par pays, dont les détails et nombre exact seront fixés par décret, donc par le gouvernement.

En pratique c’est là le meilleur moyen de vider la mesure de sa substance. Même si le seuil était supérieur à une seule filiale, cette exemption créerait une énorme échappatoire. Tout d’abord, il suffit d’une seule filiale dans un paradis fiscal pour fuir le fisc. De plus, nombreuses sont les grandes entreprises à détenir une seule filiale dans une grande partie de ses pays d’activités : un seuil supérieur à une filiale reviendrait à exclure du reporting de Total 30 pays sur leurs 98 pays d’implantation, ou 7 pays sur 28 pour Safran. Pire encore, si ce seuil était fixé à 5 filiales par exemple, ce serait 12 pays sur 20 qui seraient exclus du reporting d’Areva.

Autant de zones d’ombre qui laisseraient la possibilité aux entreprises de cacher leurs bénéfices et rendraient impossible l’identification des montages d’évasion fiscale. Cette mesure pourrait donc s’avérer inefficace dans la lutte contre l’évasion fiscale.

Il est par ailleurs inacceptable d’abandonner le débat parlementaire sur ce sujet en laissant la main au gouvernement, qui a plusieurs fois répété être opposé à cette mesure au niveau français.

Les députés ont l’occasion de prendre leurs responsabilités cette semaine en refusant cette fausse bonne idée et en votant un vrai reporting public, pour toutes les multinationales, partout dans le monde, sans exemption. Seule une photographie complète des activités et impôts payés par les entreprises dans tous les territoires où elles sont implantées permettra de repérer d’éventuels transferts de bénéfices et de savoir si elles paient bien leur juste part d’impôts. Il est encore temps pour le gouvernement de soutenir ces efforts et de faire de la France une championne européenne de la transparence. Un an avant les élections présidentielle et législatives, il s’agit d’honorer une des promesses de François Hollande et d’envoyer un signal fort aux citoyens : celui d’un Parlement qui s’engage, pleinement, dans lutte contre l’évasion fiscale. Il n’est plus possible d’attendre le prochain scandale pour agir !

Signataires :

Vincent Brossel, directeur Peuples Solidaires ActionAid France
Vincent Drezet, secrétaire général Solidaires Finances Publiques
Claire Fehrenbach, directrice générale Oxfam France
Guy Flury, administrateur Collectif Roosevelt
Laetitia Liebert, directrice Sherpa
Jean-Christophe Picard, président Anticor
Bernard Pinaud, délégué général CCFD-Terre Solidaire
Dominique Plihon, bureau d’ATTAC
Friederike Röder, directrice France ONE
Clarisse Taron, Présidente Syndicat de la magistrature

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