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Magistrats et dirigeants politiques : histoire d’une défiance réciproque

La défiance de maints dirigeants politiques à l’égard des magistrats se situe actuellement à un niveau de grande acuité, et de surcroît, elle connaît une publicité croissante qui informe l’opinion des détails de cette hostilité. Henri Guaino, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Fillon, Marine le Pen et François Hollande, tous ont, les uns et les autres, nourri la chronique d’une détestation plus ou moins assumée, que ce soit sur la scène publique d’un meeting, dans le cadre d’entretiens radiophoniques ou à travers des propos rapportés.

À l’occasion de la campagne présidentielle de 2017, la mise en cause judiciaire des deux principaux candidats du côté droit a tendu encore les relations de ce camp avec la magistrature, alors que celles-ci étaient déjà complexes sous la présidence d’un Nicolas Sarkozy peu amène à l’endroit des juges dans lesquels il voyait des « petits pois ».

En contrepoint, le président socialiste sortant, tenant proclamé d’une République exemplaire, a provoqué à plusieurs reprises les réactions agacées des plus hautes autorités judiciaires, premier président et procureur général à la Cour de cassation.

En octobre 2016, après la publication de confidences présidentielles hautement controversées à deux journalistes, ces deux magistrats ont estimé que ces propos rapportés posaient « un problème institutionnel », dans la mesure où le président voyait dans la magistrature une « institution de lâcheté », et ironisait sur ces procureurs ou magistrats qui « jouent aux vertueux ». La fiction juridique d’un chef de l’État garant des institutions se trouvait là singulièrement écornée par la révélation, dans toute sa crudité, du manque de confiance du Pouvoir à l’égard du monde judiciaire.

Deux mois plus tard, c’était un décret du premier ministre sur le départ, réformant l’inspection générale des services judiciaires et semblant placer la Cour de cassation sous le contrôle direct du pouvoir exécutif, qui suscitait l’émoi des mêmes magistrats : cet épisode soulignait la grande hypocrisie de tous les appels passés et présents de personnalités politiques à respecter « l’indépendance » de la justice – notion sur laquelle il faudra revenir.

Le 1er mars 2017 enfin, dans le cadre de la campagne électorale présidentielle, les deux mêmes éminences judiciaires publièrent un nouveau communiqué en forme de gifle à l’encontre du chef de l’État. Leur texte dénonçait certes les vives mises en cause du travail des magistrats de la part des deux principaux candidats de l’opposition en butte à des procédures, mais il révoquait simultanément de manière très sèche un soutien présidentiel aussi cynique qu’encombrant : « Les uns prétendent que la justice est instrumentalisée par l’Exécutif. Celui-ci réplique qu’il soutient la liberté d’action des magistrats. En réalité, la Justice n’encourt pas plus les reproches outranciers qui lui sont faits qu’elle n’a besoin de soutiens d’où qu’ils viennent ».

Des mises en cause réciproques

C’était souligner, au-delà même de la défiance exprimée, les tentatives politiques de contrôle et d’instrumentalisation des procédures judiciaires pour servir un combat partisan, ce à quoi les magistrats peuvent toujours choisir de donner, ou non, la main. Les mises en cause sont au demeurant réciproques, et la célèbre affaire du « mur des cons » a révélé la piètre estime dans laquelle une partie de la magistrature tenait une partie, certes adverse, du monde politique.

En vérité, les uns comme les autres essayent de défendre leurs intérêts et leurs marges de manœuvre en prenant à témoin l’opinion, à travers l’instrument amplifiant et déformant des médias : c’est donc un jeu non pas à deux mais à trois qui se déroule en permanence. Il place le rapport de forces entre politiques et magistrats sous l’œil permanent de l’opinion par médias interposés ; chacun tente de faire de cette opinion médiatisée un recours, sinon un arbitrage, permettant au faible de se prémunir contre le fort − magistrats et politiques échangeant tour à tour cette position de force ou de faiblesse au gré des circonstances.

Car derrière la défense d’intérêts individuels ou corporatistes, derrière les préférences et les exécrations de chacun, se jouent en réalité, dans ce bras de fer permanent, des principes ou pour mieux dire des affrontements de principe : ceux-ci ont une histoire longue et ancienne, qui a une origine bien antérieure à 1789 et a profondément fragmenté le milieu politique comme le monde judiciaire. L’examen rapide de cette histoire permet de réfléchir aux problématiques du temps présent et de souligner la difficulté de toute amélioration éthique des comportements politiques sous contrôle de magistrats, tant les désaccords traversent intensément la magistrature elle-même, de même que l’opinion publique.

Rien de moins naturel dans la formation historique de la France que l’idée d’indépendance de la magistrature. Pourtant, les juges des temps présents tentent de s’en faire un talisman ; pour donner le change, les hommes politiques la reprennent à leur compte de façon systématique, avec force hypocrisie ; au fond, et malgré quelques gages donnés ici ou là (prérogatives du CSM, fin des instructions individuelles…), ils sont bien décidés à n’en rien faire, au point même de chercher à remettre en cause non pas l’indépendance, mais − ce qui est tout à fait différent − l’autonomie de la magistrature, au besoin par des réformes institutionnelles.

Une dépendance du juge considérée comme naturelle

Au Moyen-Âge, la dépendance du juge à l’égard du pouvoir politique, qu’il soit civil ou ecclésiastique, était une idée naturelle à tous les échelons, y compris sur le plan local, où le juge seigneurial et son collègue le procureur d’office étaient les auxiliaires quotidiens de la puissance féodale environnante, dans le cadre d’une justice déléguée qui pouvait être ainsi exercée avec une technicité minimale, de village en village, sur tous les points du territoire considéré.

Cette justice seigneuriale a perduré, quoique en déclin, jusqu’en 1789. Nonobstant les sarcasmes dont l’ont abreuvée les philosophes des Lumières qui y voyaient une survivance féodale désuète, elle n’avait, du reste, pas que des défauts, et elle fait aujourd’hui l’objet d’une réhabilitation de la part de spécialistes, assurément peu suspects de nostalgie contre-révolutionnaire [1]. Car ces juges locaux ont permis un accès judiciaire généralisé au tout-venant, qui pouvait bénéficier ainsi de médiations et d’arbitrages judiciaires, de nature à préserver avec une relative efficacité la paix civile au sein même des communautés villageoises. Il n’en reste pas moins que dès l’époque même, la subordination de ces juges seigneuriaux au potentat local les soumettait à une nécessaire partialité, dès lors que les intérêts de leur mandataire étaient en cause.

Au XIXe siècle, les juges de paix qui ont remplacé ces juges seigneuriaux ont fait l’objet de préventions analogues, alors même qu’avait été rompu tout lien institutionnel de subordination officielle avec l’autorité politique locale. Mais l’endogamie du recrutement, au sein du cercle de notables, a continué à entretenir le soupçon, dans la mesure où le juge de paix, parfois beau-frère, cousin ou ami du maire, du conseiller général ou de l’entrepreneur, continuait plutôt à faire prévaloir des pratiques de connivences plutôt qu’une impartialité stricte qui lui aurait rapidement coûté son poste ; d’autant que les juges de paix n’étant pas protégés par le principe de l’inamovibilité, et que leur condition matérielle, relativement précaire, les incitait à ménager les puissants des environs, auxquels ils continuaient souvent à devoir leurs fonctions, par de subtils jeux d’influence. Dans les temps bien plus récents, la recréation de juges de proximité puis leur fusion-suppression récente lors de la loi du 8 août dernier ont souligné les difficultés pérennes d’une justice locale qui s’inscrive, peu ou prou, dans cette tradition historique.

Une politique du roi contestée par les principales cours de justice

Sous l’Ancien régime, les enjeux étaient encore bien plus vifs au niveau des ressorts judiciaires supérieurs. La politique menée par le roi visant à améliorer les rentrées fiscales et à renforcer son pouvoir par les mécanismes de l’absolutisme, fût aussitôt contestée par les principales cours de justice du pays qu’on appelait les Parlements. Ceux-ci disposaient d’un pouvoir de juridiction mais aussi d’enregistrement des édits royaux. Or, les magistrats qui faisaient partie de ces puissantes juridictions voyaient d’un mauvais œil les projets gouvernementaux tendant à élargir l’assiette fiscale aux privilégiés de la noblesse, dont ils faisaient partie.

Cette tension entre magistrats (du siège comme du parquet) et gouvernement royal fût parfois extrêmement vive. Dans une célèbre séance en 1665, Louis XIV encore mineur tint ainsi un lit de justice pour intimer l’ordre au parlement de Paris d’enregistrer les édits préparés par Mazarin − avec un fouet à la main rajoute Voltaire jamais avare d’une exagération −. Un siècle plus tard, en 1766, Louis XV tint devant les mêmes juges parisiens la séance dite de la Flagellation avec le même objectif de coercition des magistrats frondeurs ; ceux-ci tentaient de faire un procès au représentant politique du roi en Bretagne, le duc d’Aiguillon, par solidarité avec la révolte de leurs collègues bretons, emmenés par le procureur général La Chalotais.

L’apparition de magistrats frondeurs

Cinq ans plus tard, le chancelier Maupeou, l’un des plus grands ministres de la monarchie finissante, bien que lui-même ancien magistrat de formation, exila les contestataires parisiens ou provinciaux, les priva de leurs charges en les remplaçant par des personnalités dociles et recomposa totalement la carte judiciaire. La mort de Louis XV trois ans plus tard et la faiblesse de son jeune successeur Louis XVI mit fin à cette expérience d’une magistrature re-subordonnée au pouvoir politique, en provoquant ce qu’on appelle le rappel des Parlements, dans lequel beaucoup d’historiens ont vu la fin annoncée de l’Ancien régime, la crise de 1787-1788 pour des motifs voisins n’étant pas conduite avec la même fermeté par le pouvoir exécutif. Lors des deux crises de 1771 et 1787, les magistrats frondeurs jouèrent abondamment la carte du recours à l’opinion par la rédaction de pamphlets extrêmement violents contre les ministres accusés de « despotisme » mais aussi contre une minorité de collègues qui refusaient de les suivre dans leur fronde contre le politique, et qui sont grossièrement qualifiés de « jean-foutres » dans ces pamphlets au vitriol.

La politisation de la magistrature, que d’aucuns s’emploient aujourd’hui à nier contre l’évidence, est donc précoce, antérieure d’au moins trente ans à la naissance de la droite et de la gauche en 1789. Elle fut d’emblée acerbe mais aussi pluraliste, puisqu’elle opposa non seulement les magistrats aux politiques mais les magistrats entre eux sur des fondements qui sont à l’époque politico-religieux : la majorité frondeuse se réclamait proche des jansénistes, quand la minorité docile au pouvoir affiche une proximité avec les jésuites.

Une opinion publique hésitante

L’opinion, ardemment sollicitée, était hésitante, comme l’illustre le Mariage de Figaro de Beaumarchais, créé en 1784 au théâtre de l’Odéon : la pièce se révélait aussi vive dans ses critiques contre la société finissante de l’Ancien régime que contre la magistrature incarnée dans la pièce par le célèbre Brid’oison, dont l’incompétence très procédurière n’avait d’égale que la malhonnêteté digne d’un juge marron. La thématique de la corruption était moins présente qu’aujourd’hui, étant donné la grande confusion qu’y régnait entre deniers publics et deniers privés du monarque. Elle trouva néanmoins, de façon indirecte, un éclat particulier en 1784-1786 avec l’affaire du collier de la reine, qui repose sur une escroquerie et un faux en écriture ; le scandale donna lieu à un procès devant le parlement de Paris, dont le verdict, acquittant le cardinal de Rohan, compromit l’honneur de la reine et amenuisa encore le crédit d’un régime vermoulu.

Ainsi donc, les magistrats de l’Ancien régime ont donné des coups de boutoir permanents au Pouvoir pour défendre leurs intérêts matériels mais aussi tenter de se muer en véritable contre-pouvoir, avec un aveuglement qui a conduit directement à la Révolution.

La mise au pas des magistrats

Or, la Révolution française, qui sert aujourd’hui de mythe fondateur de nos régimes républicains, se construisit en écrasant la magistrature qui lui avait pourtant permis d’advenir. Les révolutionnaires, fondant un ordre politique nouveau, ne voulaient, en aucun cas, courir le même risque que la monarchie qu’ils remplaçaient de se trouver en permanence sous la contestation permanente d’une autorité judiciaire se rêvant en contre-pouvoir moralisateur. Celle-ci avait mené son entreprise d’obstruction au nom de prétendues lois fondamentales de la monarchie qui étaient l’équivalent des principes généraux du droit ; le pouvoir révolutionnaire tenta d’éviter la résurgence de ce péril en prohibant les arrêts de règlement, et donc virtuellement, la source jurisprudentielle du droit.

La radicalisation de la Révolution accentua bientôt cette mise au pas, et la Terreur frappa les anciens magistrats de toute obédience partisane, davantage que les autres catégories sociales des élites, proportionnellement parlant, et notamment que le milieu de la cour et de la noblesse d’épée qui avait en général émigré à temps depuis les zones-frontières. Le grand Malesherbes lui-même n’échappa pas à cette tentative d’éradication intégrale. À rebours du prétendu principe d’indépendance, la nouvelle magistrature issue de la Révolution était sommée de se soumettre au nouveau Pouvoir, du reste assez fluctuant. Le redoutable Fouquier-Tinville, accusateur du Tribunal révolutionnaire, fut éliminé à la fin de la Terreur, tel un désaveu d’un éphémère pouvoir des juges ayant droit de vie et de mort sur le personnel politique.

Bonaparte sacralisa théoriquement le principe de l’inamovibilité judiciaire, mais il y contrevint lui-même par deux fois, en menant des épurations d’ampleur assez considérable qui ne disaient pas leur nom, sous le prétexte d’une réorganisation du fonctionnement de la justice. À partir de 1808-1810, il incita en outre les magistrats à la fusion des élites, autrement dit à une collégialité forcée entre anciens républicains et anciens royalistes. Jusqu’à la chute de son régime, le grand juriste républicain Merlin de Douai, jadis auteur de la terrible loi des suspects, resta en place comme procureur général à la cour de cassation, à la condition toutefois d’une soumission servile à l’égard de l’autocrate, bien loin des idéaux d’émancipation portés en 1789.

Une politisation de la magistrature encouragée par le pouvoir

Au cours du XIXe siècle, dans le cadre d’un changement fréquent de régime politique tous les quinze ou vingt ans, chaque pouvoir successif se montra soucieux d’associer la magistrature à la ligne politique menée, de deux manières principalement : en enrégimentant le procureur général et ses services comme agent d’information électorale, au même titre que les préfets ; en exigeant aussi des magistrats une poursuite méthodique contre les opposants trop virulents, à l’époque non pas par le biais de la lutte anti-corruption mais par l’intermédiaire de procès de presse. Ces derniers permettaient aux magistrats les plus ambitieux ou les plus carriéristes de se mettre en valeur, et à d’autres de faire preuve au contraire d’une certaine indépendance non dénuée de courage, en refusant la surenchère souhaitée par le Pouvoir.

Cette politisation encouragée de la magistrature, parce qu’elle suscita de fortes résistances internes, amena les régimes à procéder, peu après leur avènement ou leur consolidation, à un processus d’épuration, la moindre n’étant pas la dernière conduite par la Troisième république à l’encontre des magistrats bonapartistes ou royalistes entre 1879 et 1884.

Ces épurations du XIXe siècle furent parfois atténuées par leur régularité métronomique, au rythme de la valse des régimes, et par leur progressivité : celle initiée en 1815 s’étala ainsi sur près d’une décennie, ce qui tenait la dragée haute aux magistrats mais permit aussi la réintégration rapide d’éléments contestataires mais professionnellement efficaces, pardonnés à la condition d’adopter une attitude de plus grande loyauté à l’égard du régime.

À cette époque, les magistrats appartenaient de plain-pied au monde des notables, ce qui facilitait l’entente entre politique et justice mais aussi la dépendance corruptrice. Sous la monarchie constitutionnelle de 1815 à 1848, les magistrats pouvaient se faire élire comme parlementaire sans démissionner de leurs fonctions judiciaires ; beaucoup de ces magistrats prenaient place au Palais-Bourbon dans la majorité gouvernementale, tandis qu’à l’inverse, des parlementaires dociles se voyaient propulsés à la Cour de cassation, lors même qu’ils n’étaient pas tous magistrats auparavant – par exemple l’avocat Piet, organisateur d’une fameuse « réunion » de députés ministériels où l’on faisait bonne chère. La corruption de certains de ces promus donna lieu à quelques procès retentissants : en 1847, l’affaire « Teste et Cubières » renvoya devant le tribunal Jean-Baptiste Teste, pair de France, ancien ministre des Travaux publics, que Guizot était parvenu à écarter du gouvernement en le nommant président de la chambre civile à la Cour de cassation.

Une magistrature frappée par le discrédit moral

Le discrédit moral qui frappa du même coup la magistrature ainsi compromise et un régime politique en bout de course aboutit d’autant moins à une réforme profonde, que la révolution de 1848, qui balaya le régime en place, déboucha quelques mois plus tard sur le triomphe électoral de ces notables, piliers de cet ordre corrompu. Le désaveu des urnes était cinglant pour les contestataires d’extrême-gauche ayant renversé le régime de Juillet et fondé la république, et qui comptaient, mais en vain, capitaliser sur ce discrédit moral du régime finissant. On touche là à un élément important qui est le consentement actif des électeurs à la corruption.

La Troisième république n’hésita pas, elle non plus, à se défendre bec et ongles contre la magistrature, dès lors que cette dernière se livrerait à des attaques structurelles, notamment par le biais de la lutte anti-corruption. On se rappelle avec quelle célérité cauteleuse en 1893 le scandale de Panama, qui montrait la vénalité profonde du milieu parlementaire, parvint à être limité dans ses conséquences à la défaite de maints députés sortants, l’Affaire Dreyfus servant par la suite de diversion pour limiter a minima les leçons politiques de l’affaire.

Quarante ans plus tard, le 6 février 1934, une fameuse manifestation de ligues d’extrême-droite protestait contre la corruption de la République parlementaire avec le slogan « à bas les voleurs ! » à la suite de la médiatisation de la retentissante affaire Stavisky. Celui-ci venait d’être retrouvé « suicidé » dans son chalet de Chamonix, alors que l’affaire risquait d’impliquer d’éminents membres du gouvernement Chautemps.

La répression féroce de la manifestation par la préfecture de police fit 20 morts royalistes, suivis de 8 communistes dans une manifestation suivante. Mieux encore, l’enquêteur judiciaire, le magistrat Albert Prince, chef de la section financière du parquet de Paris, qui avait commencé à mener l’enquête tambour battant, fut assassiné dans des conditions particulièrement sordides, le corps déchiqueté par un train le 20 février 1934. L’inspecteur de police Bonny, officiellement chargé de l’enquête sur ce meurtre, incrimina des voyous corses et marseillais, avant d’avouer bien plus tard qu’il aurait lui-même été l’auteur de la liquidation du magistrat sur ordre.

Des régimes corrompus qui résistent

L’auto-défense de régimes corrompus menacés ne fut pas le propre de la France. Dans l’Italie contemporaine, l’opération mains propres – qui coûta la vie aux juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino – a certes mis fin au système de corruption massive de la démocratie chrétienne et du parti socialiste italien, incarné par Giulio Andreotti et Bettino Craxi, mais conduisit à mettre en place de nouvelles forces, dont la principale a été celle incarnée par Silvio Berlusconi ; l’éviction tardive de ce dernier, en partie sous la pression des juges, ne fit pas diminuer l’influence des milieux bancaires sur la vie politique italienne.

Au-delà même de la thématique de la corruption, la forte capacité de résistance du politique face à la justice et aux tentatives intrusives de déstabilisation reste frappante. En France, magistrats et historiens restent confrontés à de fortes résistances institutionnelles pour la résolution d’affaires troublantes, y compris les plus anciennes qui remontent aux années 1970, qu’elles aient conduit à la disparition de personnalités au cœur du système gouvernemental (R. Boulin), comme d’adversaires farouches du régime (P. Goldman, Fr. Duprat) – et ce, en dépit d’alternances politiques innombrables qui ont eu lieu depuis 1981. Ceci met en exergue l’immaturité du système politique français face à l’apurement juridique de ces zones d’ombres de la République.

Dans un registre moins grave, la forte réticence du monde parlementaire à voir livrer publiquement le patrimoine des élus, révélé lors de l’affaire Cahuzac par l’amendement imposé par Claude Bartolone, montre pour le coup l’éloignement par rapport au XIXe siècle, où une telle publicité était générale pour l’ensemble du corps électoral avant 1848, dans le cadre d’un régime censitaire où les droits politiques étaient conditionnés par le paiement d’un certain montant d’impôts et la connaissance précise des biens fonciers détenus par chacun.

La complaisance des électeurs à l’égard des élus indélicats

Mais précisément, l’attitude des électeurs face à la corruption compte aussi beaucoup dans ce face-à-face inégal entre magistrats et politiques. L’ambiguïté volontiers complaisante de l’opinion à l’égard des élus indélicats, entre indignation momentanée et reconduction électorale fréquente, est motivée par trois ressorts principaux :

1° un désaccord important des contribuables sur l’usage qui est fait de leurs impôts, et qui perdure malgré les alternances politiques. Les électeurs pardonnent d’autant plus aux élus qui se servent dans les fonds publics qu’ils désapprouvent les orientations des politiques budgétaires, que ce soit au niveau national, régional ou local.

2° l’illusion que la corruption profite indirectement à l’électeur, à travers la corruption du pauvre qu’est le clientélisme, et la distribution d’avantages, de faveurs, de réductions d’impôts réelles ou promises − tous procédés hérités du XIXe siècle et avant cela de la République romaine.

3° le sentiment d’une justice partiale ou unilatérale, autour de la thématique de la politisation de la magistrature. Cette accusation donne lieu à un déni qui ne convainc personne, alors qu’en vérité, cette politisation est inévitable, naturelle et devrait au contraire être assumée et mieux gérée, peut-être à travers  une collégialité qui ne soit pas simplement de nombre mais celle des tendances partisanes pour chaque affaire sensible.

Une situation de tension extrême

Toujours est-il qu’on est aujourd’hui dans une situation de tension extrême et d’usure réciproque entre magistrats et politiques, qui n’est pas sans rappeler celle de l’avant-1789, riche en ferments révolutionnaires. La situation a toutefois bien évolué entre l’Ancien régime et l’époque présente. L’âpreté des relations politico-judiciaires des temps anciens venait d’une résistance des magistrats à leur déclassement social programmé, au profit de parvenus roturiers du monde de la finance (négociants, fermiers généraux, etc.) : il s’agissait pour les juges, qui appartenaient alors au cercle étroit des nantis, de préserver leur place au sein de cet univers des privilèges. Lentement mais sûrement à compter de la Révolution, la Chute inexorable eut lieu – si l’on ose utiliser la métaphore miltonienne du Paradis perdu –, puis s’accentua soudain à partir des années 1970, au fil d’une paupérisation de l’institution judiciaire comparable à celle vécue par d’autres piliers structurants de la société (hôpital, Université). Le contentieux a pris dès lors de nouvelles formes, non moins âpres, entre des juges sommés de rendre la justice dans des conditions de plus en plus dégradées et des responsables politiques dont la fréquente médiocrité et l’incapacité durable à résoudre les problèmes du pays érodait de plus en plus la légitimité. Il ne faut pas être grand clerc pour prédire une exacerbation du conflit à l’avenir.

Olivier Tort [2]

Notes :

[1] Benoît Garnot, « Une réhabilitation ? Les justices seigneuriales dans la France du XVIIIe siècle », Histoire, économie et société, 2005, vol. 24, p. 221-232.

[2] Olivier Tort est maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université d’Artois.

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